Ne jamais perdre la flamme
Mariejosée Desjean et Daniel Gingras cultivent à Frelighsburg une passion commune pour l’argile, la création et l’art utilitaire. Pendant la pandémie, ils ont érigé un immense four à bois. Chaque cuisson y est désormais un événement auquel famille et amis sont conviés.
TEXTE Eugénie Edmond
PHOTOS Alma Kismic
La mise en scène pour la photo n’a pas convaincue Mariejosée. Elle, assise sur une chaise; lui debout derrière, la main posée sur son épaule en posture de propriétaire.
D’instinct, elle s’est levée. Daniel s’est assis. Et, cette fois, c’est elle qui a posé son coude sur l’épaule de son partenaire. Son sourire s’est élargi.


– C’est moi la boss!, lance-t-elle, frondeuse
– Oui, la boss des bécosses, reprend Daniel, pince-sans-rire.
– J’ai un petit côté féministe, confie la céramiste avec malice.
Dans la boutique attenante à la maison, bâtie dans la campagne de Frelighsburg «avec nos anciens kiosques pour les salons», le contraste entre leurs styles saute aux yeux. La poésie de Mariejosée est lumineuse et joyeuse : maisons miniatures pour la fée des dents, théières en forme de citrouille, jardinières qui rappellent le merveilleux de l’enfance. Daniel, lui, nourrit un travail aux couleurs terreuses. Il affectionne la cuisson au four à bois à très haute température, qui donne à ses pièces un brillant métallique venu des profondeurs.


«On est le yin et le yang. Marie fait une porcelaine colorée, ludique. Moi je fais une poterie sombre», résume Daniel, taciturne.
Tout en haut, sur un mur de l’atelier, s’alignent des photos de fours traditionnels japonais, tout aussi imposants les uns que les autres. Un simple amuse-bouche avant la découverte de la bête qui trône dans la cour : un immense four à bois construit brique par brique par le couple. Il peut cuire près de 900 pièces simultanément, lors de deux cuissons annuelles où famille, amis et potiers se joignent à la fête. Long de 23 pieds, il ressemble au dos d’un dragon qui retient sa flamme dans ses entrailles avant de recracher la fumée par la cheminée.
Ce chantier, Daniel l’a rêvé toute sa vie. Il n’a pu le concrétiser qu’après s’être installé, en 2017, dans les Cantons-de-l’Est avec Mariejosée. «Des comme ça, il n’y en a que six au Québec», s’exclame-t-elle fièrement.


Lorsque le couple prend une pause et regarde autour de lui, il en est encore émerveillé. «On se pince», confie la céramiste. La maison, tout en bardeaux de cèdres, pensée et bâtie par un ébéniste, est grandiose. L’atelier, intégré à la maison, leur offre assez d’espace pour travailler chacun de leur côté et donner des cours. L’été, marguerites et monardes colorent la façade. À l’arrière, une douche extérieure permet d’ôter les tiques après avoir passé le weed eater — la «job» de Daniel.
Ce duo montréalais, «fruit d’une famille recomposée», a attendu que leurs enfants sortent de l’adolescence avant de chercher une maison commune. Celle qu’ils ont trouvée dépassait toutes leurs attentes… et posait une question : combien de pots faut-il vendre pour payer l’hypothèque ? «On ne voyage pas, on n’a pas de superflu», explique Mariejosée. Et puis il y a eu des contrats payants : les terrines que Daniel a fournies pendant 21 ans aux boulangeries Première Moisson (jusqu’à 3000 par année), les foires, l’enseignement… et surtout, beaucoup de travail. Mariejosée a aussi apprivoisé les moules pour gagner du temps, tout en conservant pour chaque pièce un caractère unique, façonné et décoré à la main. «Je suis une tortue», sourit-elle, tant elle aime peaufiner ses créations.


Surtout, ils n’ont jamais perdu la passion : «Chaque fois que je m’assois pour travailler, je suis heureuse. Je sais à quel point je suis privilégiée.»
À 62 et 63 ans, le duo ralentit toutefois un peu le rythme. Mariejosée a délaissé quelques foires et boutiques au profit de l’enseignement. Daniel tourne moins, et se consacre lui aussi à l’enseignement. «On a monté la montagne et on commence à la redescendre, en faisant attention de ne pas trop s’enfarger», illustre Daniel.
Après des années à travailler tous les jours de 11h à 20h, parfois plus tard, Mariejosée réalise que le temps file : ce vélo qu’elle n’a pas eu le temps de faire encore cet été, ces livres qui s’empilent sans être ouverts…
«La vie s’en va. Il faut que je me dépêche!».
Pour une tortue, c’est tout un défi. Mais auprès de son complice, elle semble toujours trouver le souffle qu’il lui faut.

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