Quand les fils du savoir-faire se croisent

Stanbridge East, Québec

Deux artisanes du textile nous laissent entrer dans leur monde coloré.

TEXTE Gabrielle Anctil
PHOTOS Kam Vachon

«Veux-tu un nouveau métier à tisser? Il faut que je me débarrasse du mien!» La complicité entre Marilyn Armand, courtepointière et fondatrice de Le point visible et Marie-Andrée Maltais, tisseuse, est palpable. Même si les deux artistes du textile viennent tout juste de se rencontrer, il est évident que j’assiste au début d’une joyeuse amitié. C’est que les deux artisanes ont bien des choses en commun: elles pratiquent toutes les deux un art historiquement féminin, auquel elles insufflent leur propre créativité. Une approche moderne qui ne va pas sans bousculer les normes du milieu. 

Marilyn Armand en discussion pour Circuit-Court
© Kam Vachon | Marilyn Armand
Marie-Andrée Maltais en discussion pour Circuit-Court
© Kam Vachon | Marie-Andrée Maltais

Passionnées. C’est ce qui se dégage des deux femmes, assises sur un divan dans l’atelier-boutique de Marilyn Armand, nouvellement installé à Stanbridge East. Dès la première question que je leur pose, les voilà lancées dans une discussion enflammée — sur les difficultés de leur métier, sur les préjugés sexistes qui freinent la reconnaissance de leur art, sur l’amour qu’elles ont pour la matière première qu’elles transforment. 

Redonner ses lettres de noblesse au textile

«Le travail des mères n’est pas rémunéré», rappelle la courtepointière, lorsque je lui parle de transmission, elle qui a appris son art au contact d’une membre du Cercle des fermières local. Car il me semble que les métiers du textile ont ceci de particulier qu’ils renferment un aspect social et culturel, central à leur transmission d’une génération à une autre. Justement, cet aspect relève de ce «don de soi» qui est attendu des femmes, relève-t-elle. «Si on veut devenir ébéniste, on va à l’école. Mais pour apprendre un métier du textile, il faut trouver quelqu’un qui nous l’enseignera par générosité.» Sa collègue opine dans le même sens: «et ça fait que notre travail est moins valorisé». 

fabrication de courtepointe
© Kam Vachon

Les choses semblent tout de même bouger — heureusement! Quelques écoles en textile existent dorénavant à Montréal et à Québec. «On commence aussi à voir un peu de textile dans les show d’art» note la courtepointière, qui estime qu’il reste beaucoup de vulgarisation à faire pour que son métier soit mieux connu, et compris. Elle se réjouit de voir ses œuvres trouver un nid «à mi-chemin entre le métier d’art et la pièce d’art» — cette seconde sphère accueillant moins souvent les artistes travaillant le textile. 

Explosion de couleurs

Assise sur une petite chaise face aux deux femmes, je tente d’écrire assez rapidement pour noter toutes les perles qu’elles m’offrent. J’aurais envie de passer des journées entières à les regarder travailler et parler de féminisme. Devant moi, éclairées par la lumière du ciel gris qui passe à travers la grande fenêtre découpée dans le mur de l’atelier, elles discutent avec animation. «Dans l’histoire de la courtepointe, l’utilisation de tissu recyclé date des années 1920 avec le crash économique», raconte Marilyn Armand. «Ça a dévalué les pièces, les gens associaient ça aux pauvres.» Il faudra attendre les années 1970 pour qu’elles connaissent un regain de popularité. À l’époque sont établies des normes définissant la qualité du produit. «Mais les règles n’avaient pas de lien avec la technique», souligne-t-elle cependant. 

À la mention de normes exagérées, Marie-Andrée Maltais soupire. Elle aussi a eu droit à des regards de côté à ses débuts — ses linges à vaisselle aux couleurs vives détonnaient dans les clubs qu’elle fréquentait, où la tendance est plutôt aux tons neutres. «Mais moi j’aime ça de même», s’exclame-t-elle. «C’est ma marque de commerce!» La courtepointière lui lance un sourire entendu: «On se ressemble là-dessus. Je veux reprendre un art ancestral et l’amener ailleurs.» Qui eut cru que j’avais devant moi deux rebelles du textile! 

Les goûts sont subjectifs, bien sûr, mais pour ma part, le linge coloré que j’ai acheté à Marie-Andrée vient ajouter un peu de vibrant à ma cuisinière blanchâtre. J’aurais dû en prendre un deuxième… 

Atelier de courtepointe
© Kam Vachon

Tisser local

«Est-ce que l’Estrie contribue à votre art?» Je termine à peine de formuler ma question que les deux femmes s’animent devant moi. «La région est l’une de mes principales sources d’inspiration», tranche Marilyn — à ces mots, sa consœur hoche la tête avec conviction. «La nature me rend plus réceptive, ajoute Marie-Andrée. Je suis tout le temps en extase!» 

Petites courtepointes colorées
© Kam Vachon
Fil à tisser
© Kam Vachon

Les deux femmes ont d’ailleurs fait le choix de venir s’installer dans les Cantons-de-l’Est, après avoir grandi l’une sur le Plateau-Mont-Royal, l’autre au Saguenay. «On est deux expatriées!» lance la courtepointière, qui a quitté son Montréal natal il y a huit ans. 

Cet amour de la nature s’exprime concrètement dans leur art. Marilyn Armand souligne avec fierté que ses produits sont composés de tissus neufs surcyclés, comme des fins de rouleaux, obtenus chez des designers de mode haut de gamme. «Je préfère le mot « surcyclé » à « recyclé » car il implique que la qualité de la matière a été augmentée», explique-t-elle. Son aînée confie que ses observations de la nature qui l’entoure l’inspirent à créer de nouvelles pièces. «Je regardais un geai bleu récemment et me suis dit que je devrais faire une collection aux couleurs d’oiseaux», raconte-t-elle. 

Marie-Andrée Maltais au travail
© Kam Vachon | Marie-Andrée Maltais
Marilyn Armand à la machine à coudre
© Kam Vachon | Marilyn Armand

La journée avance et Marilyn a bien des choses à faire — à son atelier est désormais annexée une boutique où elle vend les produits d’autres artisan·es de la région. Marie-Andrée, à la retraite, m’invite gentiment à visiter le sien lors de mon prochain passage dans la région. Une proposition que je me promets d’honorer avant que toutes les feuilles ne soient tombées. 

Il est temps pour moi de me glisser hors de ce monde confortable. Je quitte Stanbridge East avec une certitude: grâce à cet art ancestral, les deux femmes expriment leur personnalité — haut et fort. 

outils de tissage
© Kam Vachon
Marilyn Armand dans son atelier Le Point Visible
© Kam Vachon | Marilyn Armand

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Auteur·trice : Gabrielle Anctil